Auvergne, l’art du cochon

Drôle de région que l’Auvergne, forte de quatre départements pour l’administration, jusqu’à sept pour l’Histoire, qui souvent se jalousent, s’ignorent, se méprisent. Pourtant, tous ont un point commun: la gastronomie, faite de boeuf rustique, de fromages de caractère et de cochon. Avec Michel Bras et Régis Marcon, l’Auvergne collectionne les étoiles. Ce n’est pas un hasard.

Par Eric Mettout

Selon les endroits, on l’appelle « la tuade », « la tuaille », « la mangoune » ou, plus abruptement, « la tuerie ». En Auvergne, plus qu’une simple fête, la mort du cochon et surtout sa découpe ont longtemps été un moment de communion, de convivialité et de solidarité. Contre un jarret, un morceau de lard, voire une simple recette, le voisin donnait le coup de main – ou plutôt « le petit coup de couteau », comme on le prononce ici. Elevé à deux ou trois à même les fermes, où ils débarrassaient des épluchures, les porcs représentaient un complément alimentaire, sinon pécuniaire, bienvenu pendant les longs mois d’hiver enneigés. « Le cochon se conserve dans le sel et l’amitié »: à 1 000 mètres d’altitude, sur les plateaux de la Margeride ou de l’Aubrac, au milieu des congères, là où la vie était rude et la nourriture rare, le proverbe prend tout son sens.

« On a encore la forêt, on a la nature, on a les hommes »

« C’était don contre don, un temps fort de la vie sociale. On donnait au curé, à l’instituteur… », se souvient Luc Tixier, maire de Tourzel-Ronzières et conseiller général du Puy-de-Dôme, grand tuaire de l’épicurienne confrérie des Porciphages (voir l’encadré). Grand tuaire? Tueur, en patois. Tueur de cochon, le « saigneur », un métier noble – noble mais discret: on cachait l’instant du sacrifice avant de partager publiquement les carcasses. « En Auvergne, ce n’est pas comme chez nos amis basques, la mort n’est pas un spectacle », explique Luc Tixier. Le tuaire saignait la bête, puis la brûlait sur paille, ni trop ni trop peu, pour débarrasser de ses poils le « monsieur habillé de soie » sans affecter la viande. Alors seulement, le dépeçage et les réjouissances pouvaient commencer.

« On a encore la forêt, on a la nature, on a les hommes », constate un autre porciphage, Serge Gonneton. Et pourtant, industrialisation oblige, la tradition s’est perdue dans les châtaigneraies, où ne paissent aujourd’hui que quelques spécimens à vocation plus touristique que comestible. « L’industrie » du cochon d’Auvergne n’a heureusement rien à voir avec les batteries bretonnes de piétrains et leur « viande pisseuse », comme la décrit sans complaisance Laurent Laborie, dernier d’une lignée de fameux charcutiers cantaliens née au début du xxe siècle à Parlan.

Le secret de bons produits: le temps

Même élevés en étables, les cochons d’Anne Magne, eux, sont choyés. Cette exploitante de La Terrisse (Aveyron) prépare elle-même leur soupe, à base de céréales, trois fois par semaine. Elle les loge « simplement, mais correctement ». Quand elle pénètre dans leur antre, elle s’annonce en sifflant, leur parle, les apaise. Elle les nourrit elle-même, matin et soir, parce qu' »un ordinateur ne peut pas remplacer la présence humaine », qu’elle veut faire « en sorte qu’ils soient bien ». N’y voyez rien d’affectif: « Sans stress, leur viande se tient, perd moins d’eau. » Ses races? Semi-rustiques, des croisements de porcs aveyronnais sans signe distinctif, qui ont remplacé les large white et les landraces d’hier. Mais elle les élève bien, la preuve qu’on « peut faire de bons produits avec des porcs standards. » Elle a un secret: prendre le temps. De s’en occuper, de les laisser grandir. On y reviendra.

La Maison Conquet, fournisseur d’étoilés

A quelques kilomètres de là, dans les bureaux de la Maison Conquet, dont Anne Magne est l’un des deux fournisseurs exclusifs depuis les années 1970, on ne s’en plaint pas. Ce producteur historique de Lacalm et de Laguiole (Aveyron) sait ce qu’il veut : « Nous imposons nos conditions aux éleveurs, et pas l’inverse! » Lucien Conquet est, avec son frère André, l’un des deux patrons de cette petite entreprise de demi-gros, qui transforme une trentaine de porcs par semaine et les vend. « Jamais en grande surface, c’est un principe », mais en direct dans ses trois boutiques, dont l’une itinérante; au célèbre Michel Bras et à une poignée de ses collègues restaurateurs étoilés; à des commerçants et à des épiceries haut de gamme, essentiellement parisiens. « Dans les années 1950, pour les Aveyronnais, Lacalm était la dernière étape avant Paris. Les propriétaires de bougnats y faisaient le plein, mon père Paul s’est adapté, il fournissait et a construit sa réputation au fil du temps », raconte Lucien.

Le temps, toujours. C’est lui qui fait la différence – avec l’altitude, une hygrométrie idéale et un mélange d’épices maison dont le propriétaire des lieux garde jalousement le secret. Le temps, de six mois à un an, de laisser grandir sans additif des cochons lourds, lestés au bon gras, 70 kilos pour les plus petits, de 180 à 250 kilos pour les plus gros. Celui de faire germer la « fleur », cette moisissure naturelle qui protège le saucisson et l’empêche de croûter. Et pour le sel, de pénétrer doucement jusqu’au coeur du jambon. « Il ne faut pas bousculer le produit », dit joliment Lucien Conquet. « Il faut laisser le temps au temps », renchérit Lucien Laborie, le père de Laurent, à qui il a laissé la place voilà deux ans.

Chez ces deux-là, le plus petit des saucissons, la saucisse sèche, vient à maturité en quinze jours ; le plus gros, la rosette, enturbannée dans le « cular », dernier morceau de l’intestin avant la lumière, en douze semaines. Un gros jambon peut reposer jusqu’à deux ans, aucun ne sort des séchoirs avant neuf mois – deux ou trois fois plus tard que des usines low cost, comme les appelle Roland Roche, patron des salaisons Pichon, à Raucoules (Haute-Loire). Lui et tous les Auvergnats de la cochonnaille, fabricants ou vendeurs de salaisons, mais aussi de poitrine, de filets, de pâté, de lard, de petit salé, de palette, de grillades, d’andouillettes, de côtelettes, de foie, de panne, de boudins, de pieds, de têtes et de queues de porc, savent bien que « dans le cochon, tout est bon ». Et que dans le bon cochon, tout est très long.
Il était une fois les Porciphages
Au beau pays du Dauphiné d’Auvergne vit de toute éternité un peuple pacifique et doux, agreste et raffiné à la fois, éleveur de porcs et bâtisseur de châteaux et de bastides. C’est le peuple des Porciphages. Lointains cousins des Gastrolâtres, chers à notre Maître François Rabelais, avec lequel ils partagent le culte de la bonne chère. » Bref, les Porciphages, dont ces quelques phrases ouvrent « la véridique (!) et transcendantale histoire », aiment le boire, le s’amuser et le manger. Aujourd’hui emmenée par son « Grand Tuaire », le maire de Tourzel-Ronzières, village du Puy-de-Dôme où ils ont consacré un musée de quelques mètres carrés à « saint Cochon », leur confrérie cultive le souvenir de ce temps où les « tueries » réunissaient autour de carcasses sanguinolentes des villageois pauvres, mais solidaires et affamés. Désormais, la Foire aux cochonnailles a lieu tous les douze mois. Rendez-vous cette année en septembre ou en octobre.

Source : L’express